Archives : recherche, récupération et réinvention

Modératrice : Martha Langford, titulaire d’une chaire de recherche et directrice de l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky

Réunissant chercheurs universitaires et archivistes professionnels, le groupe d’experts a exploré le rôle essentiel des institutions d’archivage qui déterminent quelles histoires sont racontées et qui les raconte. Des participants ont indiqué comment les connaissances et les archives communautaires pouvaient mettre en doute de façon importante les récits historiques dominants. La modératrice Martha Langford les a alors aussi encouragés à reconsidérer le système binaire sur lequel se fondent l’histoire et la contre-histoire, ainsi que l’archive et la contre-archive. Elle a posé la question suivante : le droit d’interpréter le passé appartient-il à l’histoire « officielle » ou aux archives institutionnelles, qui dans les deux cas sont en grande partie les productions de groupes minoritaires bien que dominants, ou réside-t-il dans l’histoire et les archives communautaires qui reflètent des points de vue plus larges et inclusifs? Chaque expert a abordé à sa manière ces tensions entre l’histoire autorisée et les histoires alternatives dans le contexte des archives.

En tant que gestionnaire de l’unité des médias spéciaux des Archives provinciales du Nouveau-Brunswick, Joshua Green a amorcé la discussion sur les difficultés et possibilités d’amélioration liées à la préservation, à la description et à l’accessibilité des archives nécessitant une manipulation, un entreposage et un équipement spécialisés. Bien qu’il travaille avec les archives institutionnelles, il a souligné dans sa présentation le fait que même les documents « officiels » trahissent la fragilité et l’aspect « construit » des vérités qu’ils prétendent appuyer. Par exemple, Joshua Green a présenté une carte britannique datant du 18e siècle illustrant le territoire qui deviendrait par la suite Fredericton et montrant l’emplacement des maisons acadiennes et des villages wolastoqi – la trace probante des occupations territoriales non britanniques disparues des cartes subséquentes de la région. Le gestionnaire d’archives a fait remarquer que les cartes, particulièrement dans un contexte impérial, servaient d’« instruments politiques » pour projeter des « géographies imaginées » et un ordre social souhaité dans des paysages historiques souvent beaucoup plus complexes et contestés sur le terrain. Citant l’usage des cartes et des dessins de paysage historiques dans les revendications de territoires autochtones, il a aussi mentionné la possibilité de lire les archives officielles à contre-fil pour produire la contre-histoire non impérialiste.

Anne Koval (professeure d’histoire de l’art et d’études des musées et de la conservation à l’Université Mount Allison) a parlé de certains aspects du processus de recherche derrière la production de sa récente monographie, Mary Pratt: A Love Affair with Vision (2023). Ses réflexions sur son étroite collaboration avec le fonds Mary Pratt aux archives de l’Université Mount Allison ont remis en question l’idée même de l’archive monolithique qui fait autorité. Elle a remis en question la possibilité de trouver des « vérités » uniques ou stables des collections d’archives en soulignant la multiplicité des points de vue qui peuvent coexister au sein même d’un ensemble d’archives. Anne Koval a présenté une collection de diapositives photographiques produites par Mary Pratt et son époux, et utilisées par celle-ci comme modèles pour ses peintures. La comparaison des œuvres de l’artiste avec les « originaux » photographiques illustre bien ce qu’Anne Koval appelle le processus d’élimination artistique de l’artiste, où elle supprimait ou modifiait dans ses peintures certaines caractéristiques de la réalité pourtant apparentes dans ses photographies. La juxtaposition des photographies et des peintures de Mary Pratt par la professeure d’histoire de l’art a mis en évidence la multiplicité des points de vue qu’un artiste peut avoir sur un même événement ou sujet historique, selon le moment et l’objectif de la documentation.

En tant qu’analyste de données à Bibliothèque et Archives Canada (BAC), Stephanie Pettigrew s’est aussi penchée sur les possibilités de déterrer l’histoire moins connue des archives institutionnelles. En exploitant sa recherche doctorale sur les procès pour blasphème et sorcellerie en Nouvelle-France comme étude de cas, elle a démontré comment les archives d’État et institutionnelles (y compris les données de recensement, les listes de passagers de bateaux et les avis de baptême) pouvaient servir à reconstruire les liens de parenté et d’autres réseaux sociaux dans la collectivité. Cette méthode lui a permis de trouver des réponses qui n’étaient pas d’emblée apparentes dans les archives historiques officielles. Par son travail, Stephanie Pettigrew souhaite permettre aux utilisateurs de BAC de percevoir ces liens entre les archives en développant de nouvelles fonctions de recherche en ligne fondées sur des réseaux de communauté. Ce travail de gestion des données représente pour elle un moyen de faciliter l’accès aux archives et de favoriser une histoire inclusive. Elle a terminé sa présentation en faisant l’observation suivante : « Lorsque nous rendons les archives accessibles à un plus grand nombre de personnes, non seulement en favorisant l’accès comme tel, mais aussi en facilitant l’analyse du contenu des collections, la multiplication des points de vue et des idées déboulonne les mythes que nous entretenons sur notre identité et notre histoire. » [traduction libre]

Dans leurs exposés, Sharon Murray (conseillère en archives, Council of Nova Scotia Archives) et Graham Nickerson (chercheur spécialiste des loyalistes noirs et coordonnateur de l’inclusion communautaire à la ville de Fredericton) ont mis en lumière l’importance de mettre à profit les connaissances et archives communautaires pour la production d’une histoire inclusive. Prenant l’exemple des « émeutes raciales de Shelburne » en 1784 (en dépit d’avoir mis en doute la validité de chacun de ces termes), Graham Nickerson a démontré comment des messages simplistes dépeignant les loyalistes noirs comme une communauté monolithique, un phénomène qu’il décrit comme le « mythe du loyaliste (noir) » [traduction libre], sont parvenus à dominer les interprétations populaires et savantes de l’histoire du Canada atlantique. En contribuant à l’exécution de projets novateurs d’histoire et d’engagement communautaire en ligne, y compris le Black Atlantic Network Gazetteer (BANG!), le chercheur souhaite accroître l’accessibilité des archives et de la recherche historiques pour les collectivités noires du Canada atlantique. Son objectif consiste à faire participer les Canadiens noirs de l’Atlantique à la production des connaissances historiques sur leurs propres communautés, ce qui aura pour effet positif de corriger et de nuancer notre compréhension de l’histoire.

Sharon Murray a quant à elle parlé des difficultés rencontrées par les archives communautaires de la Nouvelle-Écosse. Principalement rurales, celles-ci disposent de moins de ressources que les archives institutionnelles et sont sous-utilisées par rapport à ces dernières. Elle a commencé par demander au public : « Comment pouvons-nous, en tant que groupe souhaitant faire avancer la recherche sur la culture visuelle et matérielle au Canada, favoriser l’exploitation du plein potentiel des archives communautaires? » Elle a soutenu que le potentiel des archives communautaires repose dans leur capacité à nous faire découvrir l’histoire méconnue qui est rarement préservée par les archives institutionnelles. Pour démontrer les histoires différentes qui se dégagent des archives institutionnelles et communautaires, Sharon Murray a comparé des photographies d’Africville prises par des fonctionnaires municipaux dans les années 1950 et 1960, qui sont actuellement conservées dans les archives de la ville d’Halifax, avec les clichés pris par le photographe Bob Brooks au cours de la même période, que le musée Africville a choisis pour commémorer cette communauté. La première série d’images reflète le regard des fonctionnaires sur Africville, un « fléau urbain » selon eux, tandis que la deuxième présente une collectivité néo-écossaise noire florissante. Selon Sharon Murray, le travail du musée Africville représente bien l’importance que revêtent les archives communautaires, qui permettent aux collectivités sous-représentées de déterminer quelles traces elles veulent laisser.

Une vaste discussion sur les aspects humains de la production, de la recherche et de la gestion des collections s’est ensuivie. Les conceptions de l’archive comme répertoire de documents produits par des individus, avec leurs propres manies et obsessions, ont été explorées par Martha Langford, entre autres. Andrea Terry a souligné l’exigeante tâche des professionnels de l’archivage et de la conservation, suggérant que le travail et le soutien des responsables des collections ne doivent pas être omis dans les discussions sur la préservation des archives. Les participants ont également discuté des expériences concrètes et subjectives en matière de recherche d’archives, et des traces que chaque chercheur laisse de son parcours dans les collections. Sharon Murray a fait remarquer, par exemple, que les archives les plus demandées par les chercheurs sont souvent celles qui sont numérisées et facilement accessibles au public. Les mêmes chemins sont ainsi toujours empruntés.