Une chambre à soi ou des réseaux planétaires?
Séance plénière de clôture
Compte rendu rédigé par Mark Clintberg, Pablo Rodriguez et Sarah Watson
Lors de la séance de clôture, les exposés ont été présentés par Kristina Huneault, titulaire d’une chaire de recherche à l’Université Concordia et cofondatrice du Réseau d’étude sur l’histoire des artistes canadiennes, et Alice Ming Wai Jim, professeure agrégée au Département d’histoire de l’art de Concordia, spécialiste des histoires de l’art mondiales et des études muséales, ainsi que conservatrice indépendante.
Pour les participants, cette séance était l’occasion de réfléchir à l’importance des réseaux dans leurs projets et travaux aussi bien individuels que collectifs. Comment les chercheurs spécialistes des histoires de l’art non conventionnelles et non canoniques peuvent-ils entrer en relation avec d’autres érudits? Comment protéger et respecter le travail solitaire du chercheur dans un contexte universitaire qui récompense les initiatives de groupe et les partenariats stratégiques?
Ces questions et divers problèmes connexes ont été abordés par les conférencières ainsi que par les participants à la discussion passionnée qui a conclu la journée.
Alice Ming Wai Jim a ouvert la séance avec une anecdote personnelle qui traduit la marginalisation et la lente avancée des études canado-asiatiques. Invitée à la réception des prix Sobey—tenue en conjonction avec l’événement Art Toronto en 2012 qui avait pour thème Focus Asia—, Alice Ming Wai Jim a été consternée, mais non surprise, de constater qu’elle était la seule personne asiatique présente. Elle s’est donc demandé ce qu’elle pouvait faire pour éviter de se retrouver dans de telles situations. En posant cette question lourde de l’exclusion et de l’isolement vécus, elle demandait indirectement à l’assemblée ce que nous pouvions faire pour éviter que ce genre de situation ne se reproduise.
D’après la Pre Jim, deux dossiers d’actualité ont fait ressortir le besoin urgent de développer et d’appuyer la nouvelle discipline des études canado-asiatiques : a) la décision de la Banque du Canada de retirer l’image d’une femme à l’apparence asiatique des nouveaux billets de cent dollars; et b) l’article récent du magazine Maclean’s dans lequel les auteurs se demandaient si les universités canadiennes n’étaient pas devenues « trop asiatiques » 1. Dans le contexte troublant évoqué par ces nouvelles et l’anecdote relatée, Jim souhaitait déterminer quel rôle les réseaux du savoir pouvaient jouer dans le développement et le soutien des nouveaux domaines de recherche que sont les études et l’art canado-asiatiques.
Elle a expliqué que, depuis 1998, elle et d’autres chercheurs canadiens d’origine asiatique ont formé des réseaux au moyen de discussions informelles et de projets collaboratifs. Sa demande actuelle de subvention de partenariat au CRSH—Asian-Canadian Studies: Building Capacities and Networks (« Études canado-asiatiques : renforcer les capacités et créer des réseaux »)—vise d’ailleurs à officialiser ces relations de travail. Cette proposition souligne également le besoin pressant d’un consortium national sur les études canado-asiatiques « qui favoriserait une recherche et un enseignement approfondis sur la culture et l’histoire des diasporas canado-asiatiques, et examinerait les liens avec les centres existants de recherche transpacifique ».
La Pre Jim a soutenu que les défis à relever par ce groupe de chercheurs multidisciplinaire seraient semblables à ceux cernés par Sherry Farrell Racette dans le domaine de l’histoire de l’art autochtone : manque de ressources, instabilité des structures en place pour la diffusion de la recherche et de la production artistique, et isolement universitaire. La conférencière a par ailleurs énoncé l’objectif premier du groupe, qui serait de « remédier à la situation des études canado-asiatiques au pays—actuellement non développées—et d’établir des relations avec des chercheurs des États-Unis et des autres pays en bordure du Pacifique ». Même si elle a clairement reconnu la pertinence du modèle des études asiatiques aux États-Unis pour la nouvelle discipline au Canada, Alice Ming Wai Jim a affirmé que les universitaires canadiens d’origine asiatique devaient aller au-delà des frontières internationales et participer à des réseaux comme l’International Network for Diasporic Asian Art Research, à Sydney, en Australie. La Pre Jim a soulevé une autre question intéressante dans le contexte des efforts pour étendre les réseaux en matière d’érudition diasporique, à savoir la possibilité d’élargir le discours mondial tout en favorisant la recherche à l’échelle locale.
Le projet de partenariat proposé au CRSH, tel que décrit par Alice Ming Wai Jim, devrait, selon toute vraisemblance, permettre de galvaniser les chercheurs canadiens d’origine asiatique et d’aller au-delà des frontières canadiennes. Alice Ming Wai Jim a d’ailleurs souligné la nécessité pour les universitaires dans les domaines des études canado-asiatiques et de l’art canadien d’établir des contacts et de trouver des champs d’intérêt communs. Elle a donné l’exemple du soutien fourni annuellement au Diasporic Asian Art Network, à New York, par la College Art Association (CAA). En effet, la salle de conférence que la CAA met à la disposition du réseau et les tribunes qu’elle lui offre à l’occasion de congrès nationaux montrent clairement que de simples invitations peuvent suffire à mettre en place et à entretenir des structures de production du savoir. L’Association d’art des universités du Canada (AAUC) pourrait ainsi envisager une relation similaire avec le groupe Asian Canadian Studies: Building Capacities and Networks de la Pre Jim.
L’exposé éloquent de Kristina Huneault a servi d’habile contrepartie aux observations convaincantes de Alice Ming Wai Jim sur l’importance des projets collectifs. Il portait en effet sur le statut de l’individu au sein des réseaux universitaires. Faisant appel à son expérience de chercheuse et de cofondatrice du Réseau d’étude sur l’histoire des artistes canadiennes, la Pre Huneault a parlé de l’obligation de participer à des réseaux et des conséquences de ces réseaux sur les aspects plus créatifs de l’histoire de l’art.
Kristina Huneault a donné le ton de sa présentation en décrivant comment son « travail personnel » et son « travail pour le Réseau » supposent des réflexions et des efforts très différents, voire contradictoires. À son avis, la volonté de participer à des réseaux et de créer au sein de ceux-ci peut très bien coexister avec le désir de travailler dans « une chambre à soi ». Toutefois, lorsque ces attentes se retrouvent en opposition dans la vie des chercheurs, il devient souvent beaucoup plus difficile de les concilier. Kristina Huneault considère que la recherche de groupe peut favoriser une synergie et créer des occasions ainsi que des cadres de travail novateurs pour la production du savoir, mais elle admet que ce genre de collaboration exige beaucoup d’organisation. Selon elle, si la recherche en réseau peut être très productive, ce n’est pas dans ce contexte qu’elle a élaboré ses travaux universitaires les plus originaux et les mieux pensés.
Dans ces commentaires, la Pre Huneault a clairement laissé entendre qu’elle privilégie une définition plus large de la notion de réseau. Elle a d’ailleurs fait valoir que toutes les formes de connaissance se développent de cette manière. Les plus traditionnelles supposent également des réseaux « virtuels » qui existent dans notre esprit et se constituent au fil des lectures ainsi que des activités d’écriture et d’enseignement. Ainsi, ils se composent d’intellectuels aussi bien du passé que du présent, dont les écrits ont façonné notre vision du monde.
Kristina Huneault a rapidement reconnu que ces réseaux virtuels n’intéressaient en rien les organismes subventionnaires. Comme elle l’avait indiqué durant la séance matinale en réponse à un commentaire de Mark Cheetham, elle s’alarme de l’utilisation accrue des systèmes de classement pour évaluer la valeur des travaux en sciences humaines. De plus, elle craint que les incitatifs financiers offerts par les organismes subventionnaires pour encourager la participation à des réseaux ne viennent renforcer cette tendance.
Comme les projets en réseau et les projets individuels peuvent imposer des exigences contradictoires aux universitaires, Kristina Huneault estime que cette nouvelle ère de subventionnement des réseaux a, dans certains cas, amené des chercheurs à participer à des projets auxquels ils n’étaient pas vraiment dévoués et qui, par conséquent, paraissent artificiels. Elle s’est enquise auprès du groupe : « J’aimerais savoir si ces expériences [découlant d’incitatifs subventionnaires] ont finalement été positives ou non. Et si elles ont été positives, pour quelles raisons l’ont-elles été? »
Dans ces conditions, comment les chercheurs peuvent-ils déterminer si les réseaux dont ils font partie répondent à leurs besoins? Selon la Pre Huneault, cela dépendra largement des modèles de créativité mis en œuvre. En effet, certains de ceux-ci mettent l’accent sur le fait que les travaux de qualité puisent leurs sources « dans nos désirs et nos énergies libidinales », tandis que d’autres mettent en valeur les « lignes de force et d’énergie qui existaient bien avant nous, et qui nous mènent toujours là où nous nous trouvons présentement ». Pour Kristina Huneault, c’est le premier et—sans contredit—le plus romantique des deux modèles qui lui a permis de pousser ses réflexions jusqu’au bout. Pour d’autres érudits, le deuxième modèle, plus terre-à-terre, est tout aussi productif. La chercheuse a conclu sur ces mots : « J’espère avoir été claire. Je ne crois pas que les réseaux aillent à l’encontre de la créativité. Je crois toutefois qu’ils ne favorisent pas nécessairement tous les modes de production créative [en milieu universitaire] ». Il est donc important de savoir où l’on se situe dans ce contexte.
Heureusement, les derniers commentaires de la journée ont donné à penser que les réseaux dynamiques créés entre les participants à l’événement seraient maintenus.
Johanne Sloan a donné suite à la présentation de Kristina Huneault en abordant l’omniprésence du mot « réseau », qui semble être au goût du jour. Bien qu’elle ait résisté à cette approche dans le passé, elle en voit aujourd’hui l’utilité. Selon elle, Jim et Huneault ont montré dans leurs exposés qu’elles concevaient les réseaux de manières très différentes, la première imaginant une communauté particulière et un futur réseau de praticiens, et la seconde se représentant un réseau de l’imagination, formé des auteurs des livres et des autres documents étudiés par un chercheur.
En ce qui concerne la présentation d’Alice Ming Wai Jim, Martha Langford a avoué : « Je veux simplement en faire davantage. Lorsque j’entends des gens [comme Alice] parler, j’ai honte de ne pas en faire davantage. J’ai honte qu’il n’y ait pas plus de personnes de couleur dans la salle […] ». Elle a ajouté qu’une telle rencontre constituait un genre de « rappel à l’ordre » à cet égard.
La Pre Langford s’est alors exprimée autrement en reprenant une question formulée par Alice Ming Wai Jim : « Pourquoi n’y a-t-il pas de regroupement canado-asiatique au sein de l’AAUC? Que faudrait-il pour qu’il y en ait un? » Invitée à commenter cet état de fait, la Pre Jim a d’abord répondu que la situation du Canada était très différente de celle des États-Unis, particulièrement en raison des politiques multiculturelles de notre pays et de la population beaucoup plus importante de notre voisin.
Désireuse de contribuer au débat et de décrire les contraintes et les désavantages subis par les artistes minoritaires au Canada, Carla Taunton (Université NSCAD) a présenté une situation vécue alors qu’elle était membre du conseil d’administration et du comité des expositions d’un centre administré par des artistes à Kingston, en Ontario. Cette année-là, la majorité des demandes d’exposition provenaient d’hommes blancs hétérosexuels, ce que Carla Taunton percevait comme un problème. Dans le cadre des rencontres sur la programmation, le directeur a expliqué la chose en disant que les artistes appartenant à d’autres groupes identitaires ne présentaient tout simplement pas de demandes. Carla Taunton a alors fait preuve de plus d’insistance auprès du conseil : « S’ils ne présentent pas de demandes, c’est parce qu’on ne les appuie pas. Vous devez leur tendre la main en tant qu’organisation. » Revenant aux propos de la Pre Jim, elle a ajouté qu’il est important de se demander pourquoi les organisations ne soutiennent pas les groupes comme les artistes asiatiques au moyen de leur programmation.
Selon Michèle Thériault, le problème est complexe parce que la solution à mettre en œuvre dépend du contexte et de la situation politique. Elle a donné l’exemple des étudiants en histoire de l’art à l’UQAM et à l’Université Concordia, qui retirent de leurs formations respectives des connaissances sur les pratiques et des cadres de référence bien différents. En réaction à cette remarque, Martha Langford a ajouté que certains milieux sont plus ouverts à la diversité que d’autres. Johanne Sloan a alors signalé que bon nombre d’intervenants présents ne connaissaient pas le type de réseau évoqué par la Pre Jim et que cela faisait partie du problème. Par conséquent, elle s’est demandé quels modèles permettraient de combler ces lacunes.
Heather Igloliorte a affirmé que le Collectif des conservateurs autochtones (CCA) avait beaucoup contribué à mettre en lumière les pratiques indigènes et à promouvoir les études dans ce domaine au Canada. Depuis sa fondation en 2005, le Collectif a connu une croissance importante et compte aujourd’hui plus de 120 membres. Il entretient des liens avec la communauté internationale, organise une conférence bisannuelle et gère une liste de diffusion. Le CCA « a donné une impulsion puissante à notre communauté », a ajouté Igloliorte. Selon la Pre Taunton, plusieurs artistes de couleur ayant récemment obtenu leur diplôme de l’Université NSCAD étaient d’ailleurs en train de créer un groupe de revendication à l’exemple du CCA.
Alice Ming Wai Jim a mentionné les stratégies de « conservation sauvage » (feral curating) de la Feminist Art Gallery (FAG), à Toronto. D’après les organisatrices, Allyson Mitchell et Deirdre Logue, cette approche de la conservation part d’une position militante. Lorsque la Pre Jim a pris connaissance de ces stratégies, elle a réalisé que les cours portant sur une « race » ou une « identité ethnoculturelle » particulière étaient mis sur pied par consens en raison de facteurs aléatoires liés à la culture, à la politique et aux émotions. « Il fallait donc s’inspirer de la FAG pour s’imaginer à quoi pourrait ressembler une pédagogie sauvage qui examinerait l’histoire de l’art canadien d’un point de vue militant. »
La Pre Langford a réagi aux présentations de la journée en évoquant sa carrière de conservatrice et d’écrivaine, dans le cadre de laquelle elle s’est efforcée de promouvoir la photographie. Elle a en effet constaté des ressemblances, sur le plan des défis à relever, entre les photographes et tout groupe qui désire être admis au sein d’une communauté tout en demeurant distinct. Selon Martha Langford, l’histoire des photographes pouvait d’ailleurs servir de mise en garde, puisque l’institutionnalisation du milieu de la photographie canadienne a marqué le début de sa fossilisation; les premiers pans de son histoire, parfois fragmentaires, n’ont pas été reconnus. « C’est ce que je tente de faire actuellement en mettant sur pied un site Web sur l’histoire de la photographie canadienne. Et c’est dans mon travail avec Sherry [Farrell Racette] que je trouve mes idées 2. » Cet exemple démontrant le véritable pouvoir des réseaux—qui permettent de créer de nouveaux moyens d’échanger et de produire de l’information—était très à propos pour clore la journée.
- 1 Pages http://www.cbc.ca/news/canada/story/2012/08/17/pol-cp-100-dollar-bills-asian-scientist-image.shtml et http://www2.macleans.ca/2010/11/10/too-asian,
consultées le 30 janvier 2013. - 2 Le lancement du volet en ligne du programme de recherche de Martha Langford sur l’histoire de la photographie canadienne est prévu pour l’hiver 2014.