Séance 1. Histoires de l’art urbaines

Convoquée par Johanne Sloan, professeure, Université Concordia, et sous-directrice, Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky
Compte rendu rédigé par Tobias Ewé, doctorant, Department of Art History, Visual Art & Theory, University of British Columbia

La modératrice Johanne Sloan a inauguré la première séance, intitulée Histoires de l’art urbaines, en abordant les manières précises et distinctes dont l’art et la culture urbaine s’entrecroisent dans les villes canadiennes. Cet accent sur l’histoire de l’art urbaine s’est manifesté dans plusieurs expositions, biennales et colloques présentés au cours des dernières années, entre autres dans Intertidal: Vancouver Art and Artists (Anvers, 2005) ; My Winnipeg (Paris, 2011) et Plug In (Winnipeg, 2013) ; La Biennale de Montréal (2014, 2016) ; et le colloque This is Paradise: Art and Artists in Toronto (Justina M. Barnicke Gallery et University of Toronto Art Centre, 2015). Préparant le terrain pour la conversation, Sloan a demandé : « Les histoires de l’art urbaines peuvent-elles supplanter les récits régionaux ou nationaux (nationalistes) de l’histoire de l’art ? Quels aspects de l’histoire d’une ville, de son environnement bâti, de ses quartiers, de son contexte social, de son développement économique ou de ses changements démographiques sont les plus pertinents en ce qui a trait à la construction de cette histoire ? Comment les histoires de l’art urbaines peuvent-elles être inscrites dans un milieu de l’art de plus en plus mondialisé ? Quels théories et concepts urbains – allant de la “révolution urbaine” d’Henri Lefebvre ou de “l’art de la rue” de Jane Jacobs dans les années 1960, jusqu’aux plus récentes notions de “ville en réseau”, de “citoyenneté urbaine” ou de “ville sanctuaire” – pourrait-on introduire dans la discussion ? » Sloan a avancé que la ville est davantage qu’un simple contenant de pratique artistique ; chaque ville est distincte et dispose du potentiel de supplanter les récits nationaux.

Les deux principaux présentateurs étaient Luís Jacob (artiste et commissaire indépendant, Toronto) et Cynthia Hammond (professeure d’histoire de l’art et principale co-directrice du Centre for Oral History and Digital Storytelling, Université Concordia, Montréal). Jacob a souligné ses préoccupations quant à la manière dont la question du lieu est empreinte de tensions et de nœuds, alors que Hammond s’est intéressée à la manière dont les récits critiques basés sur le lieu influencent l’histoire de l’art. Les parties prenantes autour de la table étaient : Peter Dykhuis (directeur et conservateur, Dalhousie Art Gallery, Halifax), Alice Ming Wai Jim (titulaire de la chaire de recherche en histoire de l'art ethnoculturel, Université Concordia, Montréal), Daina Warren (directrice, Urban Shaman, Winnipeg) et Scott Watson (directeur, Morris and Helen Belkin Art Gallery, et chef, Art History, Visual Art & Theory, University of British Columbia, Vancouver).

La forme suit la fiction

La première présentation du jour n’était pas une histoire de l’art de Toronto, mais une analyse de la manière dont l’art à Toronto dit quelque chose à propos de la ville où il est produit. Même si Toronto est un centre mondial de la finance et de la spéculation immobilière, elle est aussi grouillante de récits locaux. Chaque secteur de la ville a une histoire différente. Faisant écho à la maxime « la forme suit la fonction », l’artiste et commissaire indépendant de Toronto, Luís Jacob a démontré comment Toronto est formée par les fictions créées par les artistes partout dans la ville. Cependant, comme l’a déclaré Jacob, « les Torontoises et Torontois entendent constamment dire que l’art n’est pas d’ici », comme si les aspirations mondiales de la ville niaient la possibilité de pratiques artistiques ancrées dans leur milieu local. Jacob a indiqué une tension entre la scène artistique locale et son positionnement dans une ville axée sur le monde. Il ne cherche pas à résoudre la situation, puisqu’on peut trouver une certaine vérité dans ces tensions. Que nous dit cette division entre le local et l’international ?

Un aspect central de l’analyse de Jacob est un besoin de nouveauté dans la ville qui prend la forme d’un redéveloppement urbain au nom du commerce et des districts culturels. « Tout est offert ; c’est ici aujourd’hui, demain, c’est disparu. » Jacob a avancé que l’envers de l’animation torontoise est son amnésie historique, avançant qu’une des raisons possibles pour laquelle Toronto ne semble pas avoir une histoire fascinante, c’est que son passé a été rasé au bulldozer. Comme le signale Jacob, ce manque de perspective historique n’est pas une mode récente à Toronto, mais plutôt une force constitutive inhérente à sa fondation.

Le Toronto Purchase [achat de Toronto] a été la cession de terres dans la région de Toronto en 1787 par les Mississaugas de la Première Nation New Credit à la Couronne britannique. Plutôt que d’utiliser la topographie naturelle de la terre, les arpenteurs géomètres britanniques ont choisi de démarquer les limites selon une grille. Comme le note Jacob, la représentation de la terre en tant que quadrilatère s’étendant à partir de la rive du lac Ontario est un symbole d’oubli et un effacement de ce qui a déjà été là. Même si l’espace sur la carte du Toronto Purchase est en blanc, il n’était pas vide. Jacob considère que cet effacement de la terre précoloniale est le moteur du capital, avançant que « mourir si souvent et si vite est la force motrice du néo-libéralisme, force inscrite profondément dans le projet colonial ». On a pu voir un exemple de l’amnésie de la ville dans les plans pour un nouvel hôtel de ville qui se rapprochent formellement du quadrilatère du Toronto Purchase.

Le quadrilatère, outil rectilinéaire de clôturage, a souvent été utilisé par les artistes pour attirer l’attention sur leur environnement immédiat, pour démarquer un territoire ou pour reprogrammer l’objectif perçu des espaces publics. Jacob a abordé cette réorientation d’espaces locaux par la notion d’enchevêtrement, qu’il a mise en lien avec The Tangled Garden (1916) de J.E.H. MacDonald. Selon Jacob, le jardin enchevêtré est une idée oppositionnelle : si l’enchevêtrement évoque un sentiment de désordre et d’indiscipline, le jardin est un espace d’organisation planifiée. Jacob évoque l’utilisation de la juxtaposition créative pour aborder les complexités de l’histoire de l’art urbaine ; le jardin enchevêtré donne une impression d’ordre cultivé, mais aussi de vivacité enchevêtrée. Vivre en tant qu’artiste à Toronto, c’est vivre une vie enchevêtrée aux scènes sociale et créative dans lesquelles on est soi-même immergé. Comme le dit Jacob, en lien avec les tensions dans la perception de Toronto elle-même en tant que ville, « la vie enchevêtrée ne se perçoit que de près, alors que la ligne d’horizon se voit mieux de loin ».

Comme exemple de cet enchevêtrement local, l’exposition commissariée par Jacob, Form Follows Fiction: Art and Artists in Toronto (2016), présentait des artistes observant la communauté artistique torontoise. Ces artistes ont réalisé les images d’une scène artistique qui se regarde elle-même. Dans la boucle de rétroaction de la représentation et de la signification, la scène artistique de Toronto se remodèle par sa propre compréhension d’elle-même. Les œuvres de cette exposition étaient à la fois réflexives et en dialogue entre elles à travers l’espace de l’exposition. Ces articulations ne visaient pas le consensus. Plutôt, il s’agissait de tentatives de rendre visibles les complexités qui composent une scène artistique active. Comme le dit Jacob, « le soin commissarial ne consiste pas à dissoudre des casse-tête, mais à les ouvrir ».

Histoires de l’art urbaines et le droit à la ville

Comment des histoires critiques basées sur le lieu peuvent-elles influencer l’histoire de l’art ? Cynthia Hammond, professeure en histoire de l’art et principale co-directrice du Centre for Oral History and Digital Storytelling à l’Université Concordia, a présenté divers exemples de la manière dont les pédagogies critiques de l’espace pourraient être utilisées par le corps étudiant à l’extérieur des salles de cours et dont les histoires critiques basées sur le lieu peuvent être dé-coloniales dans les espaces urbains. Comme l’écrit Hammond dans le résumé de sa présentation, « si la ville peut être vue productivement comme une plateforme pour l’expression inégale d’“agentivités spatiales” (Awan, Schneider, Till 2011), l’histoire de l’art urbain doit aussi prendre en compte les spécificités historiques, sociales et culturelles de la ville en question ». Selon Hammond, la prise en compte de ces spécificités inclut les stratégies d’écoute, d’enregistrement et de reconnaissance de présences par une approche critique basée sur le lieu. Comme elle le dit, « aucun site n’est vide » et, donc, l’histoire de l’art urbaine doit regarder de près la ville et y participer pour en révéler les nombreuses histoires perdues.

Le premier exemple d’une approche critique basée sur le lieu d’un environnement urbain dont a parlé Hammond est le Broadway Estate Community Garden à Tilbury développé en 2003 par muf architecture/art, une coopérative d’artistes, d’architectes et de designers urbains établie à Londres. Réagissant à un appel à projets de design pour la construction d’une nouvelle zone publique par le conseil de Thurrock, le collectif a proposé, plutôt qu’un design, un projet de recherche pour explorer les histoires cachées habitant déjà l’espace. Cela a pris la forme de plusieurs expérimentations créatives dans la cité et a donné lieu à une nouvelle zone publique, incluant une piste de dressage pour chevaux, puisque ceux-ci étaient déjà menés pour brouter dans les champs à proximité.

L’exemple du collectif a inspiré l’approche de Hammond quant à son travail avec les étudiantes et étudiants dans et autour du quartier historiquement ouvrier de Pointe-Saint-Charles à Montréal. Hammond a parlé de la visibilité d’institutions comme la Maison Saint-Gabriel, aujourd’hui un musée public bien financé. L’objectif original du bâtiment était d’accueillir « les Filles du Roy », un groupe de femmes ayant immigré en Nouvelle-France sous le rège de Louis XIV. La Maison Saint-Gabriel se présente comme un lieu de préservation de l’histoire locale mais, en tant qu’emblème de la colonisation européenne, sa centralité tend à occulter le fait que d’autres histoires, comme la présence des peuples autochtones et l’important phénomène historique de la désindustrialisation, sont sous-représentées (un euphémisme). Le récit institutionnel en est un de l’histoire et de la culture colonisatrice française.

Hammond a signalé des traces d’action collective à Pointe-Saint-Charles, trouvées dans les vestiges du collectif CourtePointe, un mouvement communautaire de femmes actif dans les années 1960 et 1970. Le collectif visait à restructurer son environnement à partir de la base, dans un esprit qui n’est pas sans rappeler l’idée d’Henri Lefebvre que quiconque a droit à la ville. Pourtant, comme l’explique Hammond, l’histoire des protestations des femmes dans les années 1960 et 1970 est précaire. En raison de la nature de l’auto-organisation politique dans les mouvements populaires, peu d’écrits nous sont parvenus et la plupart des preuves de leur existence se trouvent ainsi dans les histoires orales ou doivent être puisées dans les vestiges architecturaux. Un de ces vestiges est le bâtiment qui a abrité l’ancienne caserne de pompiers de Pointe-Saint-Charles, sauvé de la démolition par le collectif CourtePointe en 1973 et par la suite transformée en bibliothèque et en centre communautaire. Même si la bibliothèque est toujours là aujourd’hui, un employé – un conseiller municipal chargé de superviser et de faciliter la consultation publique autour de la future expansion du bâtiment de la bibliothèque – ne se souvenait pas des tentatives de le démolir au début des années 1970, déniant catégoriquement la chose.

Hammond a également exprimé qu’elle était consciente des conséquences potentiellement négatives des interventions en recherche créative dans les quartiers ouvriers. Le risque d’un embourgeoisement accéléré par les efforts de revitalisation et de modernisation d’un quartier est une caractéristique très connue de ce type de recherche. Hammond a donc été prompte à signaler une méthode inspirée du travail du géographe urbain et culturel David Pinder, qui demande aux membres des corps étudiant et enseignant de circonscrire les problèmes sociaux et de les explorer sans prescrire de solutions. À Pointe-Saint-Charles, parmi les projets menés par des étudiantes et étudiants, il y a l’exploration de la voie ferrée et l’apprentissage de l’histoire sonore avec la personne supervisée par Hammond, Muriel Luderowski. Autre point important auquel s’est intéressée Hammond dans son travail avec les étudiantes et étudiants à Pointe-Saint-Charles : la promenade audio de 90 minutes le long du canal de Lachine organisée par Steven High, spécialiste en histoire orale et publique.

Centres d’artistes autogérés autochtones : Urban Shaman Contemporary Aboriginal Art Gallery

Après les deux présentateurs principaux, les parties prenantes ont offert des exposés sur une grande variété d’expositions, élargissant ainsi la discussion sur une vaste gamme d’enjeux auxquels sont confrontées les multiples histoires de l’art urbaines au Canada. Daina Warren a été la première des quatre parties prenantes autour de la table à faire une présentation. Après avoir reconnu son héritage cri akamihk, Warren a abordé la fondation du centre d’artistes autogéré autochtone Urban Shaman, dont elle est directrice, mettant en relief le travail récent de l’organisme et signalant les tensions toujours en cours entre les communautés colonisatrices et autochtones. Urban Shaman a été créé en 1996 par un groupe d’artistes autochtones de Winnipeg, dont Lita Fontaine et Louis Ogemah. Warren a noté à quel point la période récente a été stimulante pour l’art autochtone à Winnipeg avec des expositions comme Close Encounters: The Next 500 Years (2010), qui présentait non seulement des artistes autochtones issus de la scène locale, mais aussi venus du monde entier. Warren a mis en lumière le fait que, depuis un certain temps, presque toutes les expositions à Winnipeg ont inclus de l’art autochtone et que des expositions portant sur les artistes autochtones locaux, comme My Winnipeg, se sont déplacées à travers le monde.

Which Montreal Is It? De quelle Montréal s'agit-il ? Trois futurs en réseaux commissariés

Titulaire de la chaire de recherche en histoire de l'art ethnoculturel à l’Université Concordia, Alice Ming Wai Jim a commencé sa présentation en posant, à elle-même et au public, quelques questions de base : « Est-ce que j’ai des intérêts dans ceci ? Ai-je quelque chose à revendiquer ? ». À l’aide d’exemples d’expositions portant sur la ville, Jim a soulevé le rôle de l’identité et des connaissances culturelles dans la pratique commissariale et a lancé un avertissement à l’effet que, si ces éléments ne sont pas affirmés ou demeurent sous-explorés, de fausses représentations vont certainement se produire. Comme elle l’a dit : « Les expositions sur les villes sont souvent la vision de la personne qui est commissaire quant à ce qu’est ou devrait être une ville. » Jim a donné l’exemple de This is Montréal! (2008) d’Andrew Hunter. Jim a dit que l’exposition n’était pas représentative de sa ville, mais plutôt de celle d’Andrew Hunter. Dans une tentative de mettre à mal ces récits historiques proposés ou reçus à propos d’une ville, Jim a exploré les liens entre les communautés autochtones et celles issues de la diaspora asiatique à travers les Amériques et leurs expériences de ce que peuvent être les villes canadiennes, examinant des œuvres comme la série machinima TimeTraveller™ (2008-2013) de Skawennati, une artiste mohawk vivant à Montréal, à propos de Hunter, un jeune Mohawk vivant à Montréal en 2121, et le film de Karin Lee, une artiste sino-canadienne vivant à Vancouver, intitulé Small Pleasures (2016) ; se déroulant à la fin des années 1800 à Barkerville, C.-B., le film présente trois femmes (une issue d’une Première Nation, une Chinoise et une Européenne) qui utilisent le jargon Chinook, la langue du commerce précoloniale, pour échanger des idées complexes sur la résistance féministe à la fin du 19e siècle au Canada. Le film de Lee a pour point de départ les expériences de vie de l’arrière-grand-mère de la cinéaste, Tsang Ho Shee. Dans son séminaire de 3e cycle, « Aspects of Curatorial Practice: Curating Global Asian Indigenous », Jim a initié ses étudiantes et étudiants à l’exposition de Lee intitulée QueerSUM 心 (2017), dont le titre est un jeu de mots « Chinglish » sur « Queer Love » – « sum » signifie « cœur » en cantonais et le mot pour queer en chinois, 同性戀, contient « sum », 心. Le but de Jim était d’explorer des points de contact différents entre les peuples, proposant « un protocole qui vise à reconstruire l’idée dominante du premier contact coloni­al comme ayant été seulement entre hommes autochtones et hommes colonisateurs blancs ».

Être commissaire de Halifax : le savoir archivistique

Directeur et conservateur de la Dalhousie Art Gallery, Peter Dykhuis a commencé sa présentation en soulignant les petits gestes et les opérations fortuites qui organisent les musées de moindre taille et leurs archives. Il a décrit la série d’expositions intitulée « From the Vault » démarrée en 2015, dont l’idée lui est venue lorsqu’il a sorti une boîte d’objets des archives et qu’il en a trié le contenu chronologiquement plutôt qu’alphabétiquement. Composé d’achats judicieux et de généreux dons faits durant les quelque soixante années d’existence de la Dalhousie Art Gallery, ce nouveau système a révélé les décisions économiques et directoriales prises au fil des ans. Il a également exposé à quel point des dépenses frugales ont mené à des choix intéressants, comme l’exquise collection de dessins du musée. Pourtant, la collection est déficiente à certains égards et, comme l’a mentionné Dykhuis, « quand on revient sur les archives, c’est très blanc ». Il a également parlé de son expérience de commissaire de l’exposition de 2017 The Halifax Explosion: 100 Years Later, qui explorait l’impact du désastre maritime de 1917 dans les « Narrows » du port lorsque le navire norvégien Imo est entré en collision avec le cargo français Mont-Blanc transportant des explosifs. Plutôt que de voir l’explosion d’un point de vue militaire, la Dalhousie Art Gallery a travaillé avec des artistes, des urbanistes, des historiens sociaux et des cartographes pour réexaminer ce moment historique déterminant dans l’histoire de la ville.

Être commissaire de Vancouver

Scott Watson, directeur de la Morris and Helen Belkin Art Gallery, a entamé sa présentation en notant « l’importance de l’expression “territoire non cédé” ; non pas terre, mais territoire” ». Il a ajouté que c’est Elder Grant qui a introduit le « non cédé » dans la reconnaissance des territoires et dans le vernaculaire de la University of British Columbia, l’expression n’ayant pas été choisie par un comité ou une université, mais au sein même de la communauté autochtone. La présentation de Watson traitait en grande partie des ruines du processus : tellement d’œuvres d’art et de communautés à Vancouver sont disparues et ont été perdues au fil du temps. Comme l’a signalé Watson, dans les années 1950, les artistes vivaient en banlieue dans des maisons d’architecte mais, dans les années 1960, ils vivaient dans les vieilles maisons dilapidées du centre de Vancouver. Au cours d’une recherche pour une exposition à la Vancouver Art Gallery, Watson a découvert un rapport créé par le Community Art Council sur la scène artistique de Vancouver et un projet visant à déterminer ce qu’il fallait faire avec les artistes. Le but de ce rapport était de transformer les « artistes délinquants » en personnes de la classe moyenne. Si la ville a représenté l’utopie dans les années 1960, alors les condominiums en sont certainement le contraire, selon Watson, qui les décrit comme des « prisons pour un asservissement auto-construit ». Ce mode de vie va à l’encontre de la liberté et de la riche histoire des squats à Vancouver.

Q & R

Après les présentations, Johanne Sloan s’est exclamée qu’elle était impressionnée par les liens qui sont survenus entre les divers exposés et s’est dite surprise de la manière dont la plupart des conférences portaient sur la conscience historique. Sloan a ouvert la voie à la discussion entre les personnes qui ont présenté des exposés et les membres de la salle, pour donner à chacune et chacun la chance d’échanger.

Martha Langford s’est intéressée aux relations affectives à l’espace et s’est dite très stimulée par la présentation de Dykhuis et par la possibilité de penser les villes à différents endroits, même si nous n’y avons jamais mis les pieds. Ce que Langford a appelé « l’être-là de l’espace – la sensation et la joie » de l’urbain. Dykhuis a répliqué que sa propre relation avec The Halifax Explosion a toujours été très personnelle, racontant une histoire du temps où il vivait à Bedford. Grâce à un document historique, Dykhuis a découvert qu’il faisait son jogging devant la maison d’Arthur Lismer à tous les jours. Par cette coïncidence, Dykhuis a eu l’impression d’apprendre à connaître Lismer en marchant dans ses pas et en connaissant le territoire d’une manière différente.

Abordant le problème de l’effacement de l’histoire d’une ville, Luís Jacob a dit penser qu’un lieu est une structure qui délimite des aspects de l’expérience. Les lieux que nous habitons ont déjà des formes et des structures qui en font partie. Les types de pierre à Halifax déterminent les genres de bâtiments qui peuvent être construits. Si la matérialité de Halifax était différente, elle influencerait le type d’images qu’on pourrait y produire, « il serait difficile de dire si c’est cet endroit-ci ou celui-là ». Pour Jacob, c’est excitant de voir comment différentes personnes réagissent à la structure et à la structuration de différents lieux et leurs histoires. Renvoyant à Bruno Latour, Jacob a noté de quelle manière les lieux ne nous fournissent que des fragments et des hiéroglyphes de leurs histoires, la seule chose à laquelle nous ayons accès : « On sait que ces traces signifient quelque chose – on sait que c’est un langage –, mais ce que cela dit n’est pas évident. » Alors, comment le raconter ? Sloan a été d’accord pour dire que c’est une des choses les plus fascinantes quand on étudie la ville ; tout change constamment, ce qui rend les villes difficiles à décrire et nous force à penser l’art dans la ville comme faisant partie d’un processus en cours.

Cynthia Hammond a remarqué combien l’idée de lieu fait vraiment partie de ce que Raymond Williams appelle les « structures de sentiment », étant donné que chaque ville canadienne est complètement différente des autres. Pourtant, Hammond a fait rapidement remarquer qu’au Canada il y a un « air de famille » dans toutes les villes en raison de l’histoire coloniale qu’elles ont en commun. Une méthodologie viable pour une histoire de l’art urbaine serait d’approcher ces structures de sentiment de façon ni monolithique ni homogène. Pour trouver ces façons, il nous faut être capable de procéder hors de toute méthode néocoloniale, « puisque la terre est toujours en question, contestée et en grande partie non cédée ». Comme exemple, Hammond a parlé des omniprésents panneaux d’affichage qui invitent les gens à déménager à Pointe-Saint-Charles, « un quartier imprégné d’histoire » ! Pourtant, les développeurs ont effacé cette histoire et tentent de capitaliser sur de nouvelles possibilités d’avenir pour le quartier. Ces tensions actuelles rendent le travail politisé sur l’histoire de l’espace public et de l’environnement bâti urgemment nécessaire.

À ce point, Maureen Matthews, conservatrice de l’anthropologie culturelle au Manitoba Museum, a demandé « s’il existait des idées autour de l’éducation en art à l’époque », mentionnant la New School of Art à Toronto, qui était associée à Rochdale en 1968. Jacob a répondu qu’il adorerait faire une recherche sur la bohème du quartier de Yorkville associée à la musique et qui est devenue, par la suite, le Rochdale College, un espace expérimental géré par la population étudiante, qui a donné lieu à des ramifications qui existent encore aujourd’hui, comme le théâtre Passe Muraille, General Idea, Coach House Press et House of Anansi Press. Jacob a alors demandé s’il restait des traces culturelles de ces expérimentations en éducation et en cohabitation. Il a avancé que ces projets éducatifs et créatifs ont dû exercer une influence à divers endroits au Canada, suggérant un rhizome d’espaces éducatifs basés sur les arts. Déclaré « l’expert de Rochdale dans la salle », Robin Simpson a commenté que Rochdale était intéressant parce qu’à l’époque il existait un sentiment différent d’expérimentation avec la réforme dans les écoles élémentaires et secondaires en réaction au mouvement anti-guerre, surtout dans les institutions reliées à l’environnement de la University of Toronto. Précédant l’émergence des centres d’artistes autogérés, soit au début des années 1960, Rochdale est intéressant parce qu’il a favorisé une certaine porosité et un sentiment de connexion entre différents types d’éducation et entre des espaces alternatifs gérés par des artistes – collectifs de gardiennage, cliniques gratuites –, lesquels se sont pulvérisés dans les années 1970 et 1980. Du point de vue de l’histoire de l’art, a ajouté Simpson, ces institutions nous forcent à penser l’art plus généralement en tant que structures sociales et réseaux de contre-institutions.

Alice Ming Wai Jim a soulevé des questions sur les réseaux informels et sur la manière dont les centres urbains entrent en jeu en tant qu’espaces éducatifs, surtout quand on pense au potentiel des nombreuses langues autochtones qui se rencontrent dans les villes. Jim a fait part de ces préoccupations à Daina Warren, demandant quelles directions pourraient prendre ces réseaux dans le futur. Warren a répliqué en donnant l’exemple d’une initiative démarrée par une stagiaire au sujet de la langue dans la galerie Urban Shaman. La stagiaire voulait traduire tous les outils promotionnels et les essais de la galerie dans les sept langues autochtones du Manitoba – vaste entreprise que Warren considère comme une occasion de grandir pour Urban Shaman. Il ne s’agissait pas d’un projet imprégné de conversations basées sur l’identité, mais plutôt d’une initiative autochtone abordant les liens entre lieu et langue.