Séance 4 : Le musée et le monde universitaire
Convoquée par Martha Langford, professeure, département d’histoire de l’art ; chaire de recherche et directrice, Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky, Université Concordia, Montréal
Compte rendu rédigé par Jessica Law, University of British Columbia, Vancouver
En 1992, l’artiste Fred Wilson a temporairement reconfiguré la mise en exposition1 de la Maryland Historical Society en juxtaposant des emblèmes vénérés de la collection permanente de l’institution à des restes matériels cachés et issus de récits répressifs de l’État. Passant d’artiste à commissaire et présentant des chaînes d’esclave côte à côte avec des travaux de ferronnerie du 18e siècle, Wilson a souligné, avec son Mining the Museum, comment la logique de présentation est un mode à la fois de représentation et de pratique culturelle. Bien sûr, le projet de Wilson n’est qu’un exemple d’une méthodologie commissariale de la fin du 20e siècle mettant à mal la neutralité spécieuse des protocoles muséaux. Cependant, nous pourrions dire de Mining the Museum, tel que le suggère Martha Langford dans son préambule à la séance « Le musée et le monde universitaire », qu’elle a été un indicateur d’un dynamisme viable dans l’espace discursif du musée, lequel a depuis acquis une cohérence dans le champ de l’histoire de l’art.
Quelle est cette dynamique exactement ? Plus précisément, comment la méthodologie critique découlant de pratiques comme celle de Wilson s’est-elle métamorphosée dans le courant actuel d’étude axée sur l’objet ? Ou, dans le courant opposé, « de formes artistiques plus éphémères et, dans certaines cultures, plus traditionnelles – comme la performance et l’art du récit – qui exigent que l’art soit étudié dans l’action et dans le contexte d’une communauté ». Ces courants paradoxaux, quoique synchrones, révèlent-ils ultimement la dissolution des frontières traditionnelles entre la recherche académique, la conservation et la pratique artistique ? Et, en accord avec les propositions faites dans le résumé accompagnant « Le musée et le monde universitaire », comment pourrait-on situer ou « complexifier davantage » l’archive en tant que ressource historique vitale à la fois pour la recherche académique et la production culturelle ? Quelles autres méthodes peut-on mettre ou remettre en œuvre afin d’activer de manière critique à la fois une collection muséale et les murs mêmes de l’institution en soi ? Finalement, comme l’a déclaré Langford au tout début de cette séance, « comment pouvons-nous entraîner le public avec nous » dans cette trajectoire réinventée ?
À partir de ces enjeux – en particulier la notion de frontières en train de se dissoudre –, la dernière séance, « Le musée et le monde universitaire », tenue comme il convient à l’Audain Art Museum à Whistler, a réitéré l’exploration principale de Savoir & Réseaux en cercles communicants. Cela s’est accompli d’abord en attirant notre attention sur le rôle émergent des chaires de recherche dans les musées canadiens et, dans l’univers académique, sur les manières dont les historiennes et historiens de l’art incorporent une pratique commissariale ou le champ élargi des études muséales dans leurs programmes scolaires. Les principales présentatrices de cette séance, Carolyn Butler-Palmer et Marie Fraser, ont illustré l’intersection entre ces cercles non seulement à titre professionnel mais, et surtout, dans leurs approches pédagogiques respectives.
Après les exposés de Carolyn Butler-Palmer et de Marie Fraser, la séance a poursuivi le questionnement de la conjonction entre le musée et le monde académique en examinant plusieurs études de cas présentées par Curtis Collins, Beverly Lemire, Maureen Matthews et Melanie O’Brian. En réaction aux ensembles de problèmes susmentionnés dans cette séance, les présentatrices principales et les parties prenantes ont démontré comment les musées ont la capacité d’opérer dans un espace dialogique – espace alternatif, entre-deux ou troisième espace – où l’on peut réinventer de nouvelles manières de réengager et de surmonter les impasses actuelles dans nos cercles correspondants.
Les mots d’ordre durant toute la séance ont été « réciprocité », « alternative », « réinterpréter », « remettre en scène », « responsabilité », « dialogique », « agentivité », « autocritique » et « reconstitution ».
L’histoire de l’art académique et le tournant commissarial : l’écriture de nouvelles normes professionnelles
La nomination actuelle de Carolyn Butler-Palmer à la University of Victoria (UVic) est un exemple d’une chaire de recherche dotée qui est directement reliée à un musée canadien. Reconnaissant ses positions académiques quelque peu malléables en tant qu’enseignante et mentore, titulaire d’une chaire de recherche et commissaire, Butler-Palmer s’est d’abord penchée sur l’exposition Emerging Through the Fog: Tsa-qwa-supp and Tlehpik – Together, tenue en 2016 à la University of Victoria Legacy Art Gallery2. L’exposition a misé sur l’initiative en cours à l’UVic consistant à engager les étudiantes et étudiants dans une recherche commissariale prenant la forme d’un mentorat et d’une démarche pédagogique. Cependant, cette exposition a été unique parce que Butler-Palmer a été mentore et a travaillé avec un seul étudiant, Hjalmer Wenstob (Tlehpik), qui a également porté plusieurs chapeaux durant la consécration et l’exécution de son exposition. Tel qu’indiqué par le titre, Wenstob était à la fois artiste et commissaire. Ses sculptures interactives étaient exposées en dialogue avec des œuvres tirées de la collection permanente du musée. Une sélection de tableaux et de gravures de l’artiste Art Thompson (Tsa-qwa-sup), artiste Nuu-chah-nulth bien connu et voix importante dans la dénonciation du système des pensionnats du Canada, était exposée à côté de l’œuvre de Wenstob. Le procès intenté par Thompson contre ses abuseurs au pensionnant de Port Alberni a joué un rôle central dans l’avancement de la Commission de vérité et réconciliation3. Et, bien que le musée soit engagé depuis longtemps à montrer sa collection d’œuvres de Thompson, c’est la recherche de Wenstob, précisément la dissertation trimestrielle de 1er cycle qu’il a soumis à Butler-Palmer, qui a mis en marche ce projet.
Butler-Palmer a décrit sa collaboration avec Wenstob comme une voie à double sens dans laquelle les deux « ont agi comme mentor l’un de l’autre ». Cette collaboration, en particulier, a ranimé une question, à savoir comment approcher le commissariat autochtone et l’ensemble des problèmes consistant à « faire attention au lieu où nous sommes », à la fois en termes d’emplacement géographique et dans nos rôles d’éducatrices-mentores. À cet égard, Butler-Palmer a cité la recherche exemplaire de Nancy Mithlo sur la pratique commissariale, notamment l’accent mis par Mithlo sur le mentorat en tant qu’échange mutuellement important – un engagement réciproque à long terme4. La manière dont Butler-Palmer a parlé de ce projet a mis en évidence le fait qu’être dans une position secondaire, voire tertiaire, est une approche avantageuse pour ces questions. Donner de l’espace aux étudiantes et étudiants ainsi qu’à d’autres voix autochtones, tout en offrant les plateformes institutionnelles et le soutien financier requis pour leur pratique-recherche leur offre la possibilité d’être à la fois de se faire voir et entendre dans le musée, l’univers académique et la communauté élargie.
Les concepts de mentorat, d’échange mutuellement significatif, de réciprocité et d’engagement à long terme ont donné lieu à un autre ensemble de circonstances noté dans le résumé de Butler-Palmer et qui mérite également d’être mis en relief ici. Malgré la reconnaissance par la College Art Association du « commissariat en tant que réalisation académique » et la récente émergence d’études axées sur l’objet dans les « collections universitaires », Butler-Palmer affirme avec finesse que les « normes pour la titularisation et la promotion et la charge de travail reflètent encore souvent les paradigmes plus conventionnels de l’enseignement basé sur le cours magistral et la publication [monographique] ». Ramenant le problème dans l’univers académique, la question qui se pose est la suivante : peut-on faciliter, soutenir ou appuyer de nouvelles façons d’aborder la recherche et la pédagogie si nos propres efforts et réalisations ne sont pas récompensés par la réciprocité et l’engagement significatifs qu’ils méritent ?
Être commissaire de l’histoire de l’art ?
Il n’est pas passé inaperçu, au cours des dix dernières années, que le mot « commissaire » en est venu à faire partie du langage courant. Mais quand Marie Fraser, professeure à l’Université du Québec à Montréal et commissaire indépendante, demande « l’histoire de l’art peut-elle fait l’objet d’un commissariat dans le monde académique de la même manière que les musées sont les commissaires d’objets ? », elle ne parle pas simplement de la disposition structurelle d’une matière visuelle, voire de la professionnalisation des commissaires dans une plus grande variété d’institutions. Fraser parle plutôt de l’historicité du commissariat en tant qu’objet d’étude culturelle, méthodologie critique ou mode de pratique sociale. Élaborant à partir de cette prémisse fascinante, Fraser a entrepris son exposé en cernant des questions fondamentales comme « qu’est-ce que le commissariat ? », « que signifie être commissaire » et « le commissariat est-il une méthodologie visant la production d’un savoir ? ».
En réponse à sa première question, Fraser renvoie à plusieurs publications consacrées à l’histoire de la pratique commissariale. D’une part, des textes comme Exhibitions That Made Art History Vol. 1 & Vol. 2 (2008, 2013), The Avant-Garde in Exhibition: New Art in the 20th Century (1998) et L’Art de l’exposition : une documentation sur trente exposition exemplaires du XXe siècle (1998) s’avèrent une estimable source de documentation. D’autre part, ces textes renforcent le récit occidental dominant sur l’art moderne. Comme l’avance Fraser, même s’il y a bien d’autres objets dont il est question dans ces pages, la méthodologie d’ensemble demeure la même. Et, par conséquent, l’artiste en tant que génie proclamé par un auteur est réitéré sous la forme du commissaire proclamé génie. Dans cet esprit, l’exposition et, par extension, le commissariat sont présentés comme des « modes de présentation secondaires ». Allant à l’encontre de ce récit prédominant, comme l’avance Fraser, le commissariat est un ensemble de procédures, d’actions et de pratiques historiques, mis en œuvre dans la production d’un savoir. Un tel concept requiert plusieurs lignes d’enquête subséquentes : « que signifierait pour les historiennes et historiens de l’art d’être commissaires d’un savoir comme le sont les commissaires pour les œuvres d’art ? » et « quel serait l’effet de ce changement sur le savoir historique et les pratiques muséales ? ».
En ce qui a trait aux effets possiblement discursifs de la pratique commissariale, Fraser s’est tournée vers l’ouvrage récent de l’historienne de l’art Claire Bishop, Radical Museology: Or, What’s Contemporary in Museums of Contemporary Art (2014), dans lequel cette dernière effectue un survol de trois musées ayant abandonné l’idée de l’exposition « blockbuster » au profit d’une approche plus historique basée sur leurs propres collections permanentes. Pour Bishop, des institutions le comme Reina Sofía, à Madrid, contournent l’écueil consistant à reprendre passivement les récits dominants sur l’art occidental en s’engageant de manière critique dans leurs propres passés. En retour, cette position fait du musée un modèle alternatif à la création d’un savoir. Pour Fraser, l’analyse de Bishop réussit à démontrer que la collection d’un musée n’a pas de signification figée ou d’ordre chronologique statique, et qu’elle peut donc être continuellement reconfigurée.
Appliquant cette méthodologie dans le champ de l’histoire de l’art, Fraser a parlé d’un récent projet dont elle a assuré le commissariat avec ses étudiantes : la réactivation de l’exposition historique Montréal, plus ou moins ? = Montreal, plus or minus?, dont le commissaire original, en 1972, était Melvin Charney. Cette exposition particulière a été choisie par Fraser et ses étudiantes en raison de sa prémisse participative non conventionnelle et de sa spécificité géographique, toutes deux éclairées par le titre de l’exposition, et son emplacement original dans un musée conventionnel (le Musée des beaux-arts de Montréal)5. L’exposition de 1972, tenue dans un Québec post-crise, était présentée dans une exposition-forum qui encourageait le public à exprimer leurs frustrations dans la ville en compagnie d’œuvres d’art. Étant donné la nature de cette exposition, la reconstitution de 2018 de Montréal, plus ou moins ? = Montreal, plus or minus? s’est avérée un défi exceptionnel pour Fraser et ses étudiantes. En l’absence d’une archive ou d’un récit cohésif, le projet contemporain a « ranimé » les conditions latentes incorporées dans l’histoire de l’exposition et, donc, il a créé une « tension anachronique entre un moment précis du passé et le contexte actuel ». Que produit le commissariat ? Dans ce cas, l’exposition, par sa réactivation, a produit une « manière alternative d’approcher la signification et l’histoire ».
Le nouveau musée
L’exposé présenté par le directeur nouvellement nommé de l’Audain Art Museum (AAM), Curtis Collins, a offert un aperçu de la dynamique interne d’une institution de collectionnement dont le financement est privé, ainsi que les manières dont l’AAM cherche à aborder le grand public. Parallèlement à sa proposition pour cette séance, Curtis a souligné comment la collection en soi initie la responsabilité publique de l’institution, puisque l’AAM abrite les œuvres d’artistes autochtones historiques et contemporains, ainsi que de sculpteurs provenant de toute la région côtière de la Colombie-Britannique6. Cela fait écho aux commentaires de Butler-Palmer en début de séance, faisant passer la question de « comment devrions-nous aborder le commissariat autochtone ? » à « quelles sont les responsabilités inhérentes que doit prendre en considération une personne ou institution qui collectionne des œuvres d’art autochtones ? ». L’AAM n’ayant été ouvert au public que depuis deux ans, l’équipe et le conseil d’administration du musée sont encore en train de solidifier les politiques et les procédures de l’institution. Durant son exposé, Curtis a lancé une invitation aux gens présents en vue d’éventuelles collaborations.
Espace de dialogue. Étude d’objet. Retrouver de nouvelles histoires
Se présentant comme une « historienne qui travaille avec des choses », Beverly Lemire a parlé de deux projets récents, le premier étant l’ouvrage récemment paru de Lemire intitulé Global Trade and the Transformation of Consumer Cultures: The Material World Remade, c. 1500–1820 (2017). En portant l’attention sur l’histoire des objets, Lemire avance qu’il est possible de passer à côté des récits illusoires concernant les histoires colonisatrices du Canada en proposant une trajectoire au tracé plus soigné. Il ne s’agit pas d’un effort visant à offrir un métarécit plus « vrai » et unifié, mais plutôt un cadre élargi, plus complexe, où penser le passé. Accorder une considération première aux matériaux ou aux techniques utilisés pour produire un objet historique, par exemple, permet aux spécialistes de cartographier entièrement l’histoire de cet objet. Non seulement qui l’a produit, mais aussi comment il a été produit. Quelles circonstances historiques ont mené à sa production ? D’où provenaient les matériaux ? Quelles formes d’extraction de ressources ont été utilisées pour produire cet objet ? Comme l’a fait remarquer Lemire, « les choses exigent notre attention de différentes manières ».
Cette approche des objets, pour Lemire, est également un reflet de la nature même des études sur la culture matérielle, puisque le discours en soi demande de multiples voies d’étude. Pour illustrer comment se déploie cette collaboration, Lemire a parlé de son deuxième projet, qui découle du premier et qui a été financé par le CRSH, « Object Lives and Global Histories in Northern North America: Networks, Localities, and Material Culture c. 1700s–2000s7 ». Les centres principaux de ce dernier projet étaient Edmonton et Montréal, et l’objectif était d’explorer les « histoires de la culture matérielle dans ces régions, reliés aux courants d’influence plus vastes qui sont issus du commerce, du colonialisme et de la migration ». Lemire a tenu à souligner que, lorsqu’on collabore avec des experts d’autres champs discursifs, les spécialistes issus de l’histoire, de l’histoire de l’art, du commissariat ainsi que les artistes doivent maintenir une attitude d’apprentissage, tout en restant ancrés dans leur champ d’expertise. L’insistance de Lemire sur le fait que le musée et l’archive fonctionnent comme des espaces dialogiques a rejoint les fils sous-jacents des exposés offerts par les principales présentatrices de la séance. Ainsi, son approche globale de la culture matérielle synthétise l’idée de « faire attention au lieu où nous sommes » et la notion de Fraser de « ranimer » les conditions latentes enchâssées dans le passé d’une institution.
We Are NOT All Treaty People YET : Renouveler les relations issues de traités au Manitoba Museum
Le titre de l’exposé de Maureen Matthews renvoie à l’exposition de 2014, We Are All Treaty People, au Manitoba Museum8. L’exposition, comme le souligne le résumé de Matthews, était le résultat d’une collaboration forgée entre Matthews, en tant que conservatrice de l’anthropologie culturelle au musée, le docteur Harry Bone, Chair of the Elders Council of the Treaty Relations Commission and the Association of Manitoba Chiefs, des commissaires de la Manitoba Treaty Relations Commission, et des membres du Conseil des aînées et aînés. Le titre de l’exposition renvoie à la Commission vérité et réconciliation et à l’initiative de renouveler les relations issues de traités et d’enseigner les histoires de traités à la population canadienne en entier. Ainsi, la revendication à l’effet que nous soyons toutes et tous issus de traités est un effort pour souligner de quelle manière les traités ont joué un rôle fondamental dans le façonnement de la société canadienne telle qu’elle est aujourd’hui. Les mots provocateurs not et yet dans le titre de l’exposé de Matthews attirent notre attention sur cette initiative en tant que processus en cours devant être alimenté par un engagement direct avec les traités historiques, plutôt que de devenir un geste symbolique. Le problème pour Matthews consiste à réinventer la mise en exposition du Manitoba Museum pour qu’il puisse condenser cette logique dans un panneau didactique sur le mur d’une salle.
En lien avec l’exposé de Fraser, Matthews a soulevé une question de méthodologie commissariale. Avant We Are All Treaty People, quand le public entrait dans le Manitoba Museum, il était confronté à des dioramas fabriqués illustrant des peuples autochtones ou ce que Matthews a décrit comme des dioramas du « paradigme culturel darwinien ». Ce paradigme culturel situe les peuples autochtones dans le passé : une étape dans la fin évolutionniste suivant l’âge de la pierre. Les expositions de dioramas incarnent donc la logique colonisatrice même qu’essaie de déboulonner la Treaty Relations Commission of Manitoba. Dans une tentative de déclencher un changement de paradigme dans l’espace du musée de même que dans la conscience publique en général, Matthews a parlé de la manière dont l’exposition ranime les dioramas ainsi que les autres objets culturels dans la collection du musée. Cela s’est accompli grâce à diverses stratégies, comme remplacer les images de stéréotypes raciaux par des photographies actuelles d’individus historiques participant à la négociation de traités et, surtout, le musée a consulté les communautés des Premières Nations au Manitoba pour avoir la permission de présenter certains objets. Selon Matthews, les Aînées et Aînés ont tenu à souligner ou, plutôt, à rappeler au musée que « signer un Traité n’est pas la fin des négociations, mais le début d’une relation basée sur des principes de partage ». L’exposition We Are All Treaty People nous offre un autre exemple de conditions historiques qui se voient divulguées et réactivées par une approche critique et collaborative des archives d’une institution.
Galeries universitaires : d’autres façons de connaître
Comment la galerie universitaire accueille-t-elle les principales méthodologies et les tendances actuelles en commissariat contemporain ? Au début de son exposé, Melanie O’Brian a traité de cette question en parlant de ses propres méthodologies comme directrice et commissaire, qu’elle a décrites par le mot d’ordre « suivre les pratiques artistiques contemporaines qui abordent des idées conceptuelles, sociales, politiques et théoriques pour saisir le sens du lieu, du site et du contexte, et penser avec elles ». Pour O’Brian, cette approche est demeurée constante tout au long de sa trajectoire professionnelle, qu’il s’agisse d’un poste dans un musée d’art public, dans un centre d’artistes autogéré ou dans une galerie universitaire. La galerie universitaire, en tant qu’espace inscrit « entre un centre de recherche et l’interface de divers publics », permet une conception multiforme « du lieu, du site et du contexte ». Étant donné que la galerie universitaire a plusieurs publics – le monde universitaire, le public en général, la communauté artistique –, la tâche qui incombe est : « comment habiter cet espace ? ». Comment la galerie universitaire peut-elle aborder ces publics tout en favorisant un lien réciproque entre eux ? Ces questions sont devenues légèrement plus complexes étant donné que, depuis les mouvements sociaux des années 1960, le monde universitaire a lui-même développé une pratique autocritique. Il est impératif de souligner que ce sont les conditions dont parle O’Brian quand elle pose la question suivante : « quelles formes d’enquête seront les plus efficaces pour mobiliser ce contexte ? ».
Le concept de l’université dans la galerie, selon O’Brian, a été une approche productive pour avancer sur le terrain complexe des trois galeries distinctes de la Simon Fraser University : la SFU Gallery (campus principal à Burnaby), la Teck Gallery (Harbour Centre à Vancouver) et l’Audain Gallery (Goldcorp Centre for the Arts à Vancouver)9. En inversant la relation entre la galerie et l’université, ces galeries sont reconfigurées en tant qu’espaces pédagogiques pouvant favoriser une variété de pratiques conceptuelles ou artistiques, en particulier celles qui sont moins visibles dans le système universitaire. Celles-ci comprennent, entre autres, la tenue de séminaires, de performances, de projections et de conférences publiques dans l’espace de la galerie, de même que des publications, des événements et des colloques avec des interlocuteurs d’autres départements académiques à l’extérieur de la galerie.
Le travail en compagnie d’artistes contemporains, grâce au programme Audain Visual Artist in Residency, a permis aux galeries de la SFU d’atteindre un niveau d’autonomie artistique et une liberté théorique et performative expérimentale qui n’est pas nécessairement accordée aux unités disciplinaires dans un contexte universitaire. Cet espace flexible, tel que l’entrevoit O’Brian, en est un qui résiste activement à un alignement avec les conditions d’une économie néo-libérale partagée10. Pour ce faire, la galerie universitaire doit maintenir des modes de savoir alternatifs en favorisant des approches cherchant à rendre « la connaissance inconfortable ». De plus, O’Brian et des collègues de la SFU Gallery à Burnaby ont décidé de consacrer les prochaines années à examiner comment cet espace particulier sur le campus peut opérer comme centre de recherche au service de l’université, tout en abordant les horizons socioéconomiques et politiques plus vastes qui façonnent la vie publique.
Q & R
Dans ses observations de fin de séance, Martha Langford a proposé comme mot clé « reconstitution » et a souligné le fil sous-jacent qui reliait tous les exposés durant la séance. Bien sûr, a fait remarquer Langford, la reconstitution est un mot souvent grevé, sur le plan historique, de la notion « connaissance difficile ». Dans le contexte de la table ronde, la connaissance difficile peut se conceptualiser comme une absence de documentation, un dévoilement d’histoires difficiles ou, tel que suggéré durant la séance finale, la connaissance difficile peut être une tactique stratégique pour maintenir un niveau de tension discursive. À partir de ce lien, Langford a demandé aux personnes ayant présenté des exposés si le mot reconstitution pouvait opérer comme un véhicule pour considérer la « vie après la mort » d’une exposition.
Carolyn Butler-Palmer était d’accord que tous les projets dans lesquels elle s’est engagée à la Legacy Art Gallery ont touché, d’une manière ou d’une autre, des notions de reconstitution. Dans le cas précis de l’exposition Emerging Through the Fog: Tsa-qwa-supp and Tlehpik – Together (2016), le mot pourrait s’appliquer au désir de Wenstob que ses masques soient maintenus « en usage », ce qui est une manière de garder vivant l’esprit de l’exposition par sa connexion continue avec l’œuvre d’art. Marie Fraser a vite exprimé son accord avec l’importance d’activer ou de réactiver continuellement ce qui autrement reste en dormance dans une collection muséale, réitérant comment de nouvelles connaissances peuvent être amenées à la surface de ce processus.
Maureen Matthews a toutefois fait part d’une hésitation quant à la notion de reconstitution en raison de son association avec la connaissance difficile ou, plus précisément, en raison de son association historique avec l’authenticité. En lien avec les histoires indigènes, la reconstitution a été mobilisée, et continue de l’être, comme un dispositif du récit colonial dans lequel les peuples aborigènes sont construits en tant qu’Autre primitif. Dans ce contexte, la reconstitution ne fait que représenter le stéréotype d’une culture qui ne change pas dans le présent. Kristina Huneault (professeure, département d’histoire de l’art, Université Concordia) a appuyé les préoccupations de Matthews et a démontré comment l’exposé de Matthews illustrait l’ensemble des problèmes inhérents à la terminologie. La discussion de Matthew sur le « paradigme culturel darwinien » suggère, par exemple, que le métarécit colonial demeure enchâssé dans le plus vaste inconscient social, historique et politique. Pour Huneault, cela suggère ultimement que nous sommes toujours déjà en train d’incarner un mode de reconstitution et que nous devrions donc considérer « ce que la reconstitution exécute pour nous dans ses modes divers et distincts ».
Langford a réagi à Matthews et à Huneault en soulignant que son utilisation du mot était une tentative d’être provocatrice, faisant écho à la notion de Melanie O’Brian à l’effet que l’inconfort peut être un outil utile pour produire une pensée critique. Le mot reconstitution, pour Langford, a une prise particulière sur les multiples anachronismes qui émergent dans les modes de répétition culturelle et historique. À ce sujet, Sherry Farrell Racette (professeure agrégée, Faculty of Media, Art and Performance, University of Regina) a vite répliqué en renvoyant à des initiatives commissariales actuelles pour reconstruire, plutôt que reconstituer, des expositions autochtones historiques. La reconstruction, pour Racette, est essentiellement une manière de déconstruire les récits dominants et profondément problématiques entourant les histoires de l’art autochtone. Melanie O’Brian a également soulevé la question de la fétichisation entourant la prolifération récente d’expositions modernistes remises en scène – autre exemple des sortes d’histoires commissariales critiquées par Fraser dans son exposé. Reconnaissant que cette dispute sur les mots se poursuivra tant que nous continuerons à explorer le concept de reconstitution, Langford a orienté la discussion vers le sentiment d’alliance qui a prédominé durant toute la séance.
Les derniers commentaires de la période de questions et réponses ont porté sur les initiatives commissariales de collaboration entreprises par de nombreuses personnes présentes. Peter Dykhuis (directeur et conservateur, Dalhousie Art Gallery, Halifax) a préconisé des projets co-commissariaux pour favoriser un dialogue se poursuivant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du musée. Dykhuis et ses collaborateurs à la Dalhousie Art Gallery à Halifax ont modifié leur approche en commençant par un « problème », par exemple : « comment cette œuvre s’est-elle retrouvée dans la collection au départ ? » ou « comment les donateurs eux-mêmes ont-il acquis cette œuvre ? ». Cette piste d’enquête particulière qui, d’une part, correspond à la méthodologie de la culture matérielle de Beverly Lemire et, d’autre part, à l’accent mis par O’Brian sur l’autocritique, a généré plusieurs expositions critiques d’un point de vue historique à la Dalhousie Art Gallery11.
Après Dykhuis, John O’Brian (professeur émérite, Department of Art History, Visual Art and Theory, University of British Columbia) a demandé à Butler-Palmer, à titre de titulaire d’une chaire de recherche dans une galerie universitaire, comment elle avait mobilisé les publics distincts de la galerie. Étant donné que la galerie n’est pas sur le campus de l’University of Victoria, Butler-Palmer a parlé de la manière dont elle tente de combler la distance de l’emplacement de la galerie au centre-ville en y organisant des cours universitaires. John O’Brian a poursuivi en demandant qui était exactement le public principal de Butler-Palmer, celui de l’université ou le grand public, puisque cela exercera inévitablement une influence sur ce que peut accomplir la Legacy Art Gallery. Même si Butler-Palmer a admis que le grand public est le principal public en ce qui a trait au nombre, elle considère que cette question de public principal est déterminée par chaque projet commissarial. Matthews a également réagi à la question de John O’Brian en parlant des programmes de bourses au 3e cycle, qui organisent un séminaire dans l’espace du musée. Ces programmes sont, pour Matthews, une manière de faire entrer les gens dans le musée « de manière sérieuse ». Reprenant les remarques finales de Matthews, Lemire a poursuivi pour souligner comment le musée, du fait de sa nature collaborative, peut devenir une salle de cours où un savoir peut être produit.
- 1 J’en appelle ici au concept d’« exhibitionary order » [mise en exposition] de Timothy Mitchell parce qu’il propose un argument convaincant sur le fonctionnement de l’Exposition universelle de 1889 comme étant un « nouvel appareil pour livrer et exposer systématiquement la signification du monde, si caractéristique de l’ère impériale ». Bien que cette exposition historique n’ait pas été évoquée durant cette séance, la notion de l’exposition comme dispositif politique et culturel qui produit du sens y a résonné tout au long. Voir Timothy Mitchell, « Orientalism and the Exhibitionary Order », dans The Visual Culture Reader, Nicholas Mirzoeff (dir.), Londres et New York, Routledge, 1998, 2e édition, p. 493-504.
- 2 Voir : http://uvac.uvic.ca.
- 3 Pour de plus amples renseignements sur Art Thompson, voir : http://indspire.ca/laureate/art-thompson-2/
- 4 Nancy Miltho (dir.), Manifestations New Native Art Criticism, Santa Fe, Museum of Contemporary Native Arts, DAP distributors, 2011. Voir aussi : http://nancymariemithlo.com.
- 5 Voir : http://www.rcaaq.org/html/en/actualites/expositions_details.php?id=31750.
- 6 Voir : https://audainartmuseum.com.
- 7 Voir le site web du projet : www.objectlives.com.
- 8 Voir : https://manitobamuseum.ca/main/we-are-all-treaty-people/.
- 9 Voir : http://www.sfu.ca/galleries.html.
- 10 O’Brian a mentionné plusieurs expositions exemplaires tenues aux galeries de la SFU, notamment Not a New World, Just an Old Trick (2013) de Samuel Roy-Bois et Maps and Dreams (2017). Voir : http://www.sfu.ca/galleries/sfu-gallery/past/samuel_roy-bois.html and http://www.sfu.ca/galleries/audain-gallery/Maps-and-Dreams.html.
- 11 Voir : http://artgallery.dal.ca.